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2013-08-15 L'économie, à quoi ça sert ?

C'est l'histoire que j'aurais voulu entendre avant de commencer mes cours d'économie à l'ENSAE. Elle est tirée du livre Pourquoi les crises reviennent toujours ? de Paul Krugman dont je recommande la lecture. Il est bien écrit et très clair. L'histoire de la coopérative de baby-sitting du Capital Hill (en) sert d'exemple illustratif tout au long du livre. L'économie prend un tout autre sens qu'une liste de modèle macro/micro économiques. Je reprends ici les différents passages du livre qui ont trait à ce petit univers fort passionnant du Capitol Hill. Les derniers paragraphes relatifs à la dépréciation du coupon d'hiver sont fictifs mais ils permettent à l'auteur de transposer la récession économique du Japon des années 1990 dans ce microcosme.

Pendant les années 1970, les Sweeney étaient membres d'une coopérative de baby-sitting : une association constitutée de jeunes couples, travaillant presque tous au Congrès, qui désiraient prendre en charge mutuellement la garde de leurs enfants. Cette coopérative d'un genre particulier avait une taille peu commune, près de cent cinquante couples ; c'est dire le nombre de baby-sitters potentiels, mais aussi la difficulté d'exploitation d'une telle structure - il faut assurer en particulier que chaque couple s'acquitte de sa quote-part.

A l'instar de nombreuses institutions de ce genre (et d'autres formes de troc), la coopérative de Capitol Hill résolut le problème en émettant ses propres titres : des coupons donnant droit au porteur à des heures de baby-sitting. Lorsqu'ils gardaient des bébés, les baby-sitters recevaient un nombre de coupons correspondant au nombre d'enfants. Le système était conçu pour empêcher le resquillage : il assurait automatiquement que chaque couple, en fin de compte, fournirait autant d'heures de baby-sitting qu'il en aurait lui-même utilisé.

Mais ce n'était pas si simple, un tel système requiert la circulation d'une quantité considérable de bons. Les couples disposant de plusieurs soirées libres d'affilée, et sans projet immédiat de sortie, allaient essayer de se constituer des réserves pour les utiliser ultérieurement ; cette accumulation se ferait aux dépens des réserves des autres couples, mais il était probable que chaque couple chercherait à détenir suffisamment de coupons pour sortir plusieurs fois entre les épisodes de baby-sitting qu'il assurerait. L'émission de coupons dans la coopérative de Capitol Hill était compliquée : les couples recevaient des coupons lorsqu'ils adhéraient, ils étaient censés les rembourser lorsqu'ils la quittaient ; mais ces coupons leur servaient également à payer des cotisations pour rémunérer les administrateurs, etc. Les détails ne sont pas importants ; le fait est est qu'il arriva un moment où il y eut trop peu de coupons en circulation - trop peu pour couvrir les besoins de la coopérative.

Le résultat fut surprenant. Les couples qui jugeaient leur réserve de coupons insuffisante se montrèrent plus désireux de faire du baby-sitting et réticents pour sortir. Mais il fallait qu'un couple décide de sortir pour qu'un autre couple puisse faire du baby-sitting. Dans ces conditions, les occasions d'en faire devinrent rares, ce qui rendit les couples encore plus hésitants à utiliser leur réserve, sauf pour des occasions exceptionnelles, attitude qui contribua à raréfier encore davantage les occasions de faire du baby-sitting...

Bref, la coopérative était entrée en récession.

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Les administrateurs de la coopérative traitèrent le problème comme s'il s'agissait de ce qu'un économiste appellerait un problème "structurel", nécessitant une intervention directe : on instaura une règle \textit{exigeant} que chaque couple sorte au moins deux fois par mois. Finalement, l'avis des économistes prévalut néanmoins et on augmenta de façon notable le volume des coupons. Le résultat fut magique : disposant de réserves de coupons plus importantes, les couples eurent davantage envie de sortir, ce qui augmenta notablement l'offre de garde d'enfant, agmentation qui incita à sortir davantage, etc. Le PBB - produit de baby-sittin brut, mesuré en unité de garde d'enfants - fit un bond en avant. Cela ne tenait pas à ce que les couples fussent devenus de meilleurs baby-sitters, ou que la coopérative eût enclenché un quelconque processus de réforme radicale, cela tenait uniquement à l'assainissement du désordre monétaire. En d'autres termes, un moyen de combattre les récessions consiste à créer de la monnaie, tout simplement - et quelques fois, la plupart du temps même, on les guérit très facilement.

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Il nous faut imaginer une coopérative dont les membres ont pris conscience qu'il y a dans leur système une imperfection qui n'est pas nécessaire : il y a des cas où un couple a besoin de sortir plusieurs soirs de suite, et où il se trouve à court de coupons - et donc dans l'incapacité de faire garder ses enfants -, même s'il est tout à fait prêt à compenser ce service en gardant des enfants fréquemment à partir d'une data ultérieure. Pour résoudre ce problème, nous supposerons que la coopérative a permis à ses membres d'emprunter des coupons supplémentaires auprès de la direction, en cas de besoin, le remboursement s'effectuant plus tard à l'aide de coupons reçus à l'occasion des gardes d'enfants qu'ils auraient effectuées.

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Avec ce nouveau système, les couples garderaient des réserves de coupons moins importantes qu'auparavant, sachant qu'ils pourraient en emprunter en cas de nécessité. Les responsables de la coopérative auraient acquis de surcroît un nouvel instrument de gestion. Si les membres de la coopératives signalaient qu'il était facile de trouver des baby-sitters et difficile de trouver des enfants à garder, les termes d'emprunt de coupons pourraient être assouplis, encourageant davantage de personnes à sortir. Si, au contraire, les baby-sitters étaient rares, les termes seraient durcis, incitant les gens à rester chez eux.

Autrement dit, cette coopérative plus complexe aurait une Banque centrale capable de stimuler une économie déprimée, en abaissant le taux d'intérêt, et de refroidir une économie en surchauffe en relevant ce taux.

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Imaginez que l'on observe un caractère saisonnier dans la demande et dans l'offre de baby-sitting. Pendant l'hiver, il faut froid et sombre, les couples n'ont pas trop envie de sortir, ils restent volontiers chez eux et cherchent à garder les enfants des autres - accumulant ainsi des points qu'ils pourront utiliser pour les nuits parfumées de l'été. Si cette périodicité n'est pas trop marquée, la coopérative peut maintenir un équilibre entre l'offre et la demande de baby-sitting, en demandant des taux d'intérêts plus bas pendant les mois d'hiver et des taux élevés durant l'été. Mais supposez que cette saisonnalité soit très forte. En hiver, même avec un taux d'intérêt nul, il y a plus de couples qui chercheront à garder des enfants qu'il n'y en aura qui sortiront ; ce qui veut dire que les couples qui veulent constituer des réserves pour les loisirs d'été seront moins enclins à les utiliser l'hiver, ce qui représente donc moins d'occasins de baby-sitting... et la coopérative glissera dans la récession même avec un taux d'intérêt nul.

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Comme tout économiste devrait immédiatement le voir, la réponse consiste à fixer le prix juste : faire en sorte que les points gagnés pendant l'hiver soient dévalués si on les conserve jusqu'à l'été, disons qu'une provision de cinq heures de baby-sitting l'hiver ne correspondrait, l'été, qu'à quatre heures de baby-sitting.


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Xavier Dupré